Sans doute, nombre de manifestants avaient en tête la fresque cinématographique de Richard Attenborough,
Gandhi, sorti en France avec succès en mars 1983 – qui met en scène une marche pacifiste – et, pour plusieurs organisateurs, la « Marche pour l’emploi et la liberté » du 28 août 1963 à Washington, marche pensée à l’origine par un syndicaliste américain (Asa Philip Randolph) et incarnée par Martin Luther King.
Même si elle fut tôt désocialisée et « culturalisée » (déclenchant un engouement pour la mode « beur »), la Marche ne déboucha pas sur le néant. La carte des dix ans fut obtenue pour les résidents étrangers tandis que la secrétaire d’État à la Famille, à la Population et aux Travailleurs immigrés, la socialiste Georgina Dufoix, accordait aux associations, alors en plein essor, le droit de se porter partie civile lors des crimes racistes. Le président François Mitterrand, qui reçut une délégation de marcheurs et marcheuses, ne tint par contre jamais la promesse ancienne accordant le droit de vote pour les immigrés lors des élections locales. L’éphémère mode beur occulta également la part non maghrébine de la marche – les enfants de travailleurs portugais, à l’instar du documentariste José Vieira qui la photographia, y étaient pourtant nombreux –, ainsi que la dénonciation des crimes sécuritaires concernant toute la jeunesse précarisée. De même s’il fut fait un temps les yeux doux à la jeunesse d’origine maghrébine (aux jeunes femmes en particulier), leurs parents, pourtant soutiens des « Trente Glorieuses », préjugés inassimilables et souvent dénigrés, furent sacrifiés sur l’autel de la modernisation de l’économie française – dans l’industrie automobile en particulier. C’est pour cela que nous proposons un document assez rare, _Haya _du journaliste municipal d’Aulnay-sous-Bois Claude Blanchet, réalisé un an avant la Marche.
Photographiée, filmée, commentée et recréée – y compris de manière fictionnelle –, il existe toute une moisson d’images sur cette marche hérissée des noms et des portraits de jeunes tués par la police ou par des « beaufs » et autres « tontons flingueurs » (selon le vocabulaire de l’époque). Il faut toutefois insister sur le travail pionnier des frères Abdallah, issus du militantisme politique en banlieue et de la vidéo militante dès la toute fin des années 1970. L’aîné, Mogniss, journaliste et réalisateur (et l’un des initiateurs du mouvement « rock against the police ») a créé en cette année 1983 l’agence IM’média (Immigration média) qui produisit de nombreuses émissions avec des chaînes publiques ou privées et le soutien des politiques sociales à destination des travailleurs immigrés. Le cadet, Samir, réalisateur de plusieurs documentaires sur la cause palestinienne, est le fondateur de la « Cinémétèque ». Travaillant souvent ensemble, les deux frères peuvent ainsi puiser dans des images en partie commune pour continuer à écrire une histoire des quartiers populaires et de la banlieue et revenir aussi, comme on le voit dans
Candidats pour du beur (2012) de Samir Abdallah, sur cet événement marquant pour toute une génération de militants. L’importance de cette marche et, dans une moindre mesure, du travail en réseau d’Im’ Média, se perçoivent également dans le témoignage de Farid Taalba, à la fin du documentaire de Denis Gheerbrant
Question d’identité (1986) qui interroge sans asséner les notions de passage, d’identité et d’appartenance.
Si, quant à eux,
Candidats pour du beur et le plus récent
La Cité politique (2018) de Florence Gatineau Sailliant-Bex nous permettent de mieux penser le présent, ils peuvent également nous plonger dans une amertume certaine – sans même avoir encore assisté aux derniers soubresauts de la énième dernière loi sur l’immigration… Il ne s’agit pas cependant de désespérer complètement ni les cinéphiles ni les citoyens et citoyennes. Depuis la Marche, de nombreuses et nombreux documentaristes, héritiers directs de l’histoire de l’immigration, ont dressé d’émouvants portraits de leurs darons et daronnes, peut-être en réactions aux silences et aux caricatures médiatiques des années 1980-1990. La banlieue (ou certaines de ses fractions) est également devenue un beau territoire documentaire. Mieux filmer les habitantes et habitants des quartiers populaire est peut-être une des conditions pour mieux les entendre – et agir ensemble.
Tangui Perron
Historien et programmateur
Nous remercions au service audiovisuel des Archives départementales de Seine Saint-Denis, et à Cinémétèque.