La Traversée

Le cinéma direct

Crisis - Behind a Presidential Commitment

Crisis - Behind a Presidential Commitment

Robert Drew, 1963

On pense souvent que le cinéma documentaire capte le réel, montre la vérité sans jouer, sans tricher, sans mettre en scène.

Le cinéma documentaire, est-ce simplement poser une caméra et montrer les choses telles qu'elles arrivent ? Est-ce que filmer le réel, ou montrer la vérité, implique forcément l'absence de jeu, de mise en scène, ou même parfois de détours par la fiction ?

 

 

Dans ce nouvel épisode de la Traversée, intéressons nous de plus près à une forme qui est apparue à la fin des années cinquante, et qui reste exemplaire de l'image qu'on se fait du documentaire : le cinéma direct.

 

Une révolution technique

 

En France, aux États-Unis, au Québec, des cinéastes souhaitent inventer une nouvelle manière de faire du cinéma (documentaire) qui irait à rebours des actualités cinématographiques, ou des contraintes des tournages de l'époque. Il faut imaginer que les caméras étaient lourdes, donc statiques, que le son devait être enregistré en studio, imposant au cinéma documentaire la mise en scène et le commentaire. Il faut faire du cinéma plus léger, plus libre, qui aille directement à la rencontre de tout un chacun, et non plus des stars ou des héro·ïnes, suive la vie comme elle va, et non plus un scénario établi à l'avance… Mais pour libérer le cinéma, il faut alléger les moyens techniques dont les cinéastes disposent à l'époque. En collaboration avec les cinéastes, André Coutant, Stefan Kudelski, Jean-Pierre Beauviala, mettent respectivement au point la caméra Éclair, le magnétophone Nagra, la caméra Aaton. Les caméras 16mm sont silencieuses et légères, on peut les porter à l'épaule et bouger avec ; le magnétophone portatif à bande magnétique permet d'enregistrer le son en même temps. C'est une révolution, qui permet que le cinéma direct apparaisse. 

 

Filmer de nouveaux sujets

 

Dès le milieu des années cinquante, le free cinema, en Angleterre, préfigure le cinéma direct.

« Implicite dans notre attitude est notre croyance en la liberté, à l'importance des individus et à la signification du quotidien. », disent les cinéastes dans leur manifeste de 1956. En 1957, Claude Goretta et Alain Tanner, cinéastes suisses partis en Angleterre, tournent Nice Time : un samedi soir à Picadilly Circus, la vie nocturne, celles et ceux qui la peuplent. On filme au plus près la jeunesse et ses loisirs, le quotidien en somme, bien loin des films sociaux, politiques ou des actualités auxquels les spectateur·ices d'alors étaient habitué·es.

 

« Est-ce que vous êtes heureux ? »

 

Quelques années plus tard, en France, Jean Rouch, connu pour ses films ethnographiques tournés en Afrique, s'allie au sociologue Edgar Morin pour réaliser le film Chronique d'un été. Sous la question naïve, « comment vis-tu ? » posée aux protagonistes du film, ils sont à la recherche de la vérité des hommes et des femmes français·es de leur époque. Chronique d'un été est un film charnière. Il fait apparaître au cinéma des non-acteurs, à Paris (on ne se demande plus comment vivent des populations lointaines, mais on tourne la caméra vers ce qui est proche de nous), et les personnes filmées pourraient être n'importe qui, c'est-à-dire nous, spectateur·rices du film. 

Dans le film, grâce aux dispositifs légers, et à l'introduction du micro-cravate ramené du Québec par Michel Brault (réalisateur, entre autres, de La Lutte, qui réunit quelques-uns des principaux cinéastes qui ont participé à l'expérience québécoise du cinéma direct), on est à l'écoute des histoires du quotidien, des problèmes de travail, de vie amoureuse, on écoute aussi les expériences de la décolonisation et de la déportation de deux des participant·es au film. C'est bien de participation qu’on parle dans ce film, et c'est, souvent, une des conditions du cinéma direct. La personne filmée sait qu'elle est filmée, et peut même aller jusqu'à agir ou réagir dans le processus du film, comme le montre la séquence de feedback de Chronique d'un été, dans laquelle les cinéastes et les personnes filmées échangent autour du film qu'ils et elles viennent de voir, et dont la séquence est parfaitement intégrée au résultat final du film.

 

Un idéal de neutralité

 

Aux États-Unis, dans le cadre de la télévision publique, le cinéma direct connaît lui aussi un essor important, à travers la série Living Camera (1960-1962), diffusée sur ABC et réalisée par deux des figures de proue du cinéma direct américain, Richard Leacock et Robert Drew, auxquels il faut ajouter Albert et David Maysles, et Donn Alan Pennebaker. En 1959, quatre de ces cinéastes réalisent Primary, une chronique des primaires des élections américaines du Wisconsin, mettant en scène le futur président John F. Kennedy et son opposant Hubert Humphrey. Ils consacreront par la suite deux autres films au président Kennedy : Adventures on the New Frontier (1961) et Crisis: Behind a Presidential Commitment (1963). Il faut faire un pas de côté pour saisir aujourd'hui toute la nouveauté d'un tel film. Loin de l'image contrôlée par les hommes politiques et véhiculée par les médias (mais il ne faudrait pas croire qu'une autre forme de contrôle de l'image ne s'exerce pas ici), Crisis nous plonge dans les coulisses du pouvoir présidentiel, au cœur d'une crise nationale qui oppose le gouvernement fédéral au gouverneur de l'Alabama qui interdit l'admission à l'université de deux étudiant·es noir·es. On entre dans l'intimité de la politique en train de se faire, et l'on pénètre au cœur de la Maison Blanche. Contrairement aux habitudes, les hommes politiques ne s'adressent pas à la caméra sous la forme de discours rodés, mais construisent devant elle leurs stratégies, entre l'urgence et le doute. En supprimant les formes de supériorité du travail journalistique que sont l’interview, l’enquête, ou la surabondance de commentaires, Crisis redonne aussi une humanité aux hommes politiques filmés en action.

 

Le cinéma direct aujourd’hui

 

Si le détour historique s'impose pour comprendre la naissance de cette forme, celle-ci perdure jusqu'à aujourd'hui. Les dispositifs de tournage n'ont cessé de s'alléger et de se simplifier, permettant de proposer des films au cœur des situations et des actions. À partir de 2015, dans Maman Colonelle, Dieudo Hamadi suit la vie d'une colonelle de police congolaise, Honorine Munyole, chargée de la protection des enfants et de la lutte contre les violences faites aux femmes. Le réalisateur se plie au réel qu'il filme, ce sont les personnages et les évènements qui impliquent les mouvements de caméra, sa position. Le cinéaste se glisse dans la réalité, essaye de la restituer dans sa vérité et dans le respect de celles et ceux qu'il filme.

Encore aujourd'hui, on retrouve ce désir du cinéma de se tourner vers ce qui nous est familier. Dans Jungle, Louise Mootz filme sa bande de copines, des jeunes femmes dans leur vingtaine, qui se prêtent au jeu du tournage, se mettent en scène avec exubérance, « sur-jouent » leur propre vie. Et nous interroge sur ce qui se passe devant la caméra même, car, « fut-elle légère et à son synchrone, elle ne filme jamais que des jeux de rôles mais, tournés au plus près, ceux-ci peuvent en dire long sur les forces qui les possèdent. »

 

Finalement, toutes ces formes que l’on connaît aujourd’hui, qui dans nos esprits symbolisent souvent le cinéma documentaire dans son entier, et des formes télévisées familières : le micro-trottoir, les making-of, les coulisses de la politique, et toutes formes d'images prises sur le vif – téléphones portables inclus –, ont été à un moment des manières profondément révolutionnaires de filmer le monde qui nous entoure.

Crisis

 

Chronique d’un été

 

Maman colonelle

 

Jungle

 

Références :

François Niney, L’Épreuve du réel à l’écran. Essai sur le principe de réalité documentaire, De Boeck Université, 2000 

Caroline Zéau, Le Cinéma direct - Un art de la mise en scène, L'Âge d'Homme, 2020 

Guy Gauthier, Le Documentaire, un autre cinéma, Armand Colin, 2011


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