First Contact
Bob Connolly, Robin Anderson, 1982
Comment le cinéma est-il devenu ethnographique ?
On pourrait dire qu'un film ethnographique observe une pratique au sein d'un groupe de personnes, au moyen d'une caméra.
Dès son origine, le cinéma a été un outil permettant d'explorer le monde et la manière dont les gens l'habitent. Les premiers films, les vues Lumière, étaient le résultat d'opérateurs envoyés à travers les continents et filmant sans montage ni commentaires des scènes de la vie courante. À partir des années vingt, les films de Robert Flaherty, considéré comme l'un des premiers documentaristes, cherchent à appréhender les modes de vie de populations éloignées, par exemple avec Nanouk l'Esquimau (1) qui montre la vie d'une famille inuite dans la région de Port Harrison, au Canada. Mais les films ethnographiques ne se réduisent pas à la découverte de sociétés lointaines, et des cinéastes comme Pierre Perrault au Québec, Georges Rouquier en France, ou Vittorio de Seta en Italie, ont utilisé le cinéma pour documenter leurs propres sociétés.
À partir des années cinquante, en particulier avec Jean Rouch, le cinéma ethnographique se structure comme discipline, et touche de grandes questions du cinéma documentaire, sa valeur scientifique et son rapport au réel. C'est un vaste genre qui ouvre sur de multiples questionnements, et dont nous ne proposons ici qu'un bref aperçu.
Prendre du recul
Dans les années 80, le film ethnographique First Contact est le premier volet d'une série nommée « la trilogie papoue », réalisée par Robin Anderson et Bob Connolly. Robin Anderson est formée à la sociologie, puis au cinéma. Bob Connolly, de son côté, est journaliste. Ils se rencontrent au sein de la chaîne nationale ABC, qu'ils quittent pour se lancer dans la réalisation de documentaires indépendants. En 1979, ils découvrent des entretiens racontant la Papouasie-Nouvelle-Guinée sous administration australienne. Ils sont interpellés par les récits qui racontent les premiers contacts des Ganigas avec des chercheurs d'or australiens.
Ils rencontrent le fils de Michael Leahy, un des chercheurs d’or partis dans la région de Mount Hagen dans les années trente, qui lui confie les bobines de film 16mm que son père a tourné à l'époque. Robin rencontre également le frère de Michael, dernier survivant de l'expédition, ainsi que des membres des tribus ayant vécu l'arrivée des Blancs à l'époque. Voici le point de départ d'un film qui décide de raconter l'histoire en confrontant les points de vue des colons à celui des autochtones. Grâce aux archives, First Contact fait la chronique de cinquante années de tentatives d’émergence d’une société papoue autonome. Avec ce film, l'anthropologie devient histoire.
Montrer l’invisible, explorer l’inconnu
Les Maîtres fous est un des films exemplaires des débuts du cinéma ethnographique, à la fin des années cinquante. Réalisé par Jean Rouch, dont nous avons déjà parlé dans notre épisode consacré au cinéma direct, le film montre un rite de possession dans l'actuel Ghana.
C'est en tant qu'ingénieur que Jean Rouch découvre l'Afrique, et assiste par hasard à un rituel de possession au début des années 40. Il abandonne l'ingénierie civile au profit de l'ethnographie. Jean Rouch a réalisé près de 170 films au cours de sa carrière, avec l'aide et la complicité d'amis tels que Damouré Zika et Lam Ibrahim Dia, et l'on peut considérer qu'il a contribué à fonder le genre du film ethnographique. Si une grande partie de ses films documentent des rituels et des traditions demeurés inaccessibles et invisibles pour les personnes y étant étrangères, son œuvre n'a pas la vocation d'être un strict enregistrement du réel, et il y intègre le commentaire, la fictionnalisation, et la participation des personnes qu'il filme. Sa position de cinéaste blanc en Afrique sera toutefois critiquée, par exemple par le cinéaste sénégalais Ousmane Sembène, qui lui reprochait de regarder les Africains comme des insectes.
Les Maîtres fous montre des immigrés nigériens, venus de la campagne pour travailler en ville, à Accra, au cours d'un rituel collectif de transe durant lequel, possédés par l'esprit Hauka, ils rejouent les scènes ordinaires de leurs vies d'hommes colonisés, endossant le rôle des "maîtres". Jean Rouch montre les rushes au Musée de l’Homme. Les spectateurs présents, du cinéaste béninois Paulin Soumanou Vieyra, à l'ethnologue Marcel Griaule, s'insurgent contre le film et exigent sa destruction. Les images sont choquantes et difficilement compréhensibles. En réaction, Jean Rouch écrit une voix-off avec l'aide de l’un des personnages du film. Les Maîtres fous donne à voir la folie, la possession comme un moment du processus d'intériorisation de la domination coloniale.
Observer les traditions
Vittorio de Seta est un cinéaste italien, connu notamment pour une dizaine de courts métrages qu'il a réalisés en Calabre, en Sicile et en Sardaigne, entre 1954 et 1959. Ce sont des films en couleur, avec une bande-son réalisée à partir de sons enregistrés en direct, qui racontent la vie quotidienne d'un monde rural en train de disparaître.
Avec Le Temps de l'espadon, il consacre l'intégralité de son film à la pêche à l'espadon et à ce qui l'entoure, de la préparation à la fête qui s'ensuit. Contrairement aux Maîtres fous, dans lequel le commentaire contextualise, explicite et interprète ce que les images donnent à voir, Vittorio de Seta propose un film sans voix off. Pour justifier ce choix, il explique que le sujet du film, ce n'est pas lui qui parle, ou qui décrit cette vie, mais la vie elle-même qui s'exprime à travers les chants, les sons, les actions que le film enregistre. C’est un grand classique du film ethnographique comme stricte observation d’une tradition.
Décentrer le regard
Une certaine tendance du cinéma ethnographique a creusé le sillon de l'expérimentation de façon radicale. En 2006, le cinéaste et anthropologue Lucien Castaing-Taylor a fondé à Harvard le Sensory Ethnography Lab, que l'on pourrait traduire par laboratoire d'ethnographie sensorielle. Pour lui, il s'agit de reconnaître que le cinéma est d'abord « un médium sensoriel ». Il s'agit donc de restituer par le film une expérience complexe du monde, qui n'est pas uniquement anthropocentrée et rationnelle. En 2013, Lucien Castaing-Taylor réalise avec Véréna Paravel le film Leviathan. Entièrement tourné sur un bateau de pêche en haute mer, il se rapproche en cela des thématiques emblématiques du cinéma ethnographique. Le film a été réalisé grâce à une dizaine de GoPros, qui pouvaient se fixer à la coque du bateau, aux cordes, aux mâts, ou aux corps des pêcheurs – une manière de les impliquer dans une forme d'« anthropologie partagée », selon l'expression de Jean Rouch. Le film cherche ainsi à adopter les points de vue humains et non-humains, et restitue de manière extrêmement physique le mélange de beauté et d'horreur des campagnes de pêche.
Le cinéma ethnographique est une forme qui ne rentre dans aucun cadre ni aucune définition stricte. Tout comme la discipline dont il tire son nom, il s’intéresse aux pratiques des sociétés humaines. En mêlant le cinéma et l’ethnographie, il est également agité par des problématiques qui traversent ces deux champs : la position du cinéaste/ethnologue, le rôle de la caméra et du montage, tout comme celle de l’observation et de la participation, le mélange de fiction ou d’expérimentation dans la représentation du réel. Et nous ramène à cette question essentielle : le cinéma est-il simplement l’enregistrement objectif du réel ou est-il la trace d’un regard posé sur le monde ?
(1) titre donné en France en traduction de Nanook of the North, le titre original. Le terme « Esquimau » est un exonyme considéré comme discriminatoire voire insultant par les populations concernées.
Références :
Vincent Sorrel, Barbara Vey, Le cinéaste est un athlète : conversations avec Vittorio de Seta, 2010
Alice Leroy, « Écologie des formes ritualistes du film ethnographique », Cinetrens, 2016
Bruno Dequen, « Redécouvrir le réel. Leviathan et l'explosion du Sensory Ethnography Lab », 24 images, Juin-juillet 2013
Entretien avec Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor sur Le Blog documentaire
Olivia Cooper-Hadjian, Black Harvest, livret pour Lycéens et apprentis au cinéma
« Cinéma ethnographique », Décadrages, n°41-42, 2019
« Jean Rouch ou le ciné-plaisir », René Prédal (dir.), Cinémaction, 4e trimestre 1996